Pourquoi Certains Demandent un Arrêt de Travail ? Une Lecture Clinique Lacanienne
- Patrick MARTIN
- 24 juin
- 8 min de lecture

Vignette clinique
l’étrangeté de la pratique de l’arrêt de travail, pourquoi certaines personnes plus que d’autres ont directement recours à cette pratique ? Pourquoi n’arrive-t-il pas à dire stop ou à démissionner ?
À la suite du comportement de la mère à venir régler le problème de l’enfant à écrire des mots pour qu’il n’aille pas à l’école, inventant maladie sur maladie et décès d’oncle par alliance éloignée, le Jonathan va chez le médecin du travail pour avoir un arrêt « je me rends bien compte que ma maman n’a plus la puissance pour m’écrire des mots d’absence pour travail » mais le médecin lui l’a. Il prend imaginairement la place de celui qui a le pouvoir. La dépression ici peut être envisagée comme une incapacité à faire face au réel et l’arrêt de travail comme une solution pour faire perdurer l’état de l’enfance à l’âge adulte.
Attention
Il est crucial d'aborder la lecture de cette vignette clinique avec prudence et discernement. Elle offre un éclairage singulier sur une dynamique psychique spécifique et peut s'avérer un outil heuristique précieux pour décrypter d'autres situations cliniques. Cependant, de par son caractère unique et contextuel, elle ne saurait être érigée en modèle universel. La complexité de la psyché humaine et la singularité de chaque trajectoire subjective impliquent qu'il existe potentiellement une infinité de contre-exemples. Cette vignette invite à la réflexion et à l'ouverture clinique, mais ne saurait en aucun cas se substituer à une analyse approfondie et individualisée de chaque situation rencontrée. D’ailleurs ici, il s’agit en réalité de deux vignettes rassemblées en une. Consentement éclairé accordé.
Réponse du travail d’analyse :
La vignette clinique que nous présentons ici, qui est très courante dans les cabinets de psy, met en lumière une intrication fascinante entre la régression infantile « maman et non mère », le rapport à l'Autre et la confrontation au réel, des thèmes centraux dans la pensée de Jacques Lacan. L'arrêt de travail sollicité par le sujet se révèle porteur d'une formulation et d'une richesse clinique indéniable : "je me rends bien compte que ma maman n’a plus la puissance pour m’écrire des mots d’absence pour le travail".
Cette phrase liminaire nous plonge immédiatement au cœur d'une dynamique psychique où la figure maternelle est investie d'un pouvoir spécifique : celui de soustraire l'enfant à la contrainte, initialement scolaire, transposée ici au monde du travail. Les « mots d'absence » ou avec humour « les maux d’absence », maternels agissaient comme un sésame, une dispense octroyée par une autorité bienveillante (dans un second article nous exposerons comment les mensonges de la mère a provoqué le comportement hypocondriaque de l’adulte). La conscience douloureuse de la perte de cette "puissance" maternelle signale une confrontation avec la nécessité de s'engager directement dans le champ du travail, un domaine régi par des exigences et des responsabilités propres au monde adulte. Un monde où tout un chacun doit se soumettre à l’exigence de faire, à la fois, ce qu’il lui plaît mais aussi ce qui lui déplaît, et c’est là que ça coince.

L'acte de se tourner vers le médecin du travail pour obtenir un arrêt, révèle une tentative de réactiver ce schéma infantile, c’est une recherche de limite. Le médecin est inconsciemment investi de la fonction de celui qui détient désormais le pouvoir d'accorder cette "absence" tant désirée, il a le pouvoir de limiter (de l’imiter). D’autant plus que le plus souvent dans l’imaginaire collectif, il y a une hégémonie du monde médical, qui confère au médecin une certaine toute puissance. Le sujet projette sur cette nouvelle figure d'autorité, l'image de l'Autre tout-puissant, capable de le soustraire aux difficultés du réel. L'octroi de l'arrêt par le médecin peut alors, involontairement, conforter cette position infantile aliénée. Dit autrement l’enfant n’ayant pas été poussé par le parent, a plutôt été conforté, à devenir capricieux. L’arrêt de travail questionne au niveau : de ce qui est bon pour le sujet plutôt que ce qui est bien. Dans un premier temps la pratique semble être : ce qu’il est bien de faire mais n’est peut-être pas ce qui est bon pour lui.
La proposition de considérer la dépression comme une "incapacité à faire face au réel" trouve un écho profond dans la clinique Lacanienne. Le réel, dans sa dimension traumatique et non symbolisable, peut se présenter comme une menace insurmontable pour le sujet. La dépression peut alors être interprétée comme un retrait subjectif, une tentative de se soustraire à une confrontation jugée trop angoissante avec les exigences du monde extérieur (angoisse de castration ou/et séparation). Le sujet se replie sur lui-même, cherchant un refuge face à un réel perçu comme intrusif : La maison, la chambre, le lit, et comme dernier rempart l’esprit (paracosme). Il a donc fait l’inverse de ce qu’il faudrait faire pour avancer (position exposée dans la névrose).
Dans ce contexte, l'arrêt de travail ne se limite pas à une suspension de l'activité professionnelle pour des raisons de santé. Il pourrait fonctionner comme un maintien, voire une idéalisation, de la position infantile où l'Autre (maternel ou substitutif) assumait la responsabilité et offrait une protection contre les aléas du réel. L'arrêt devient ainsi une modalité de perpétuer inconsciemment un état où le sujet est en quelque sorte "mis à l'abri" des contraintes du monde adulte, rejouant une dynamique de dépendance et d'attente d'une autorisation externe, ne lui permettant pas de trouver une réponse adaptative au réel contraignant.
À travers le prisme des trois ordres lacaniens, cette situation clinique s'éclaire davantage :
L'Imaginaire : La relation du sujet à sa mère et le déplacement sur le médecin du travail relèvent du registre imaginaire, des identifications et des images idéalisées de soi et de l'Autre (référence à l’article paracosme et la mère dragonne par exemple). La demande d'arrêt vise à retrouver une image de protection et de toute-puissance. Alors qu’il faudrait les dépasser et accepter l’inéluctable de l’existence : « la vie c’est chiant ! » ou « sed lex dura lex »
Le Symbolique : La perte de l'efficacité des "mots d'absence" maternels met en évidence une fragilité dans l'ordre symbolique pour le sujet. Les mots ne suffisent plus à déroger à la loi (du travail), signalant une nécessaire inscription dans un ordre social régi par d'autres règles. La position d’une mère toute-puissante chute et provoque la chute du sujet vis-à-vis de sa propre toute puissance. L’impuissance de l’un provoque l’impuissance de l’autre.
Le Réel : L'incapacité à "faire face au réel" pointe vers ce qui échappe à la symbolisation, la dimension contingente et parfois traumatique de l'existence. La dépression peut être une tentative de se protéger de cette irruption du réel jugée insupportable.

En conclusion, l'arrêt de travail, dans ce cas spécifique, pourrait être interprété non seulement comme une réponse à une souffrance actuelle, mais également comme une tentative de maintenir une économie psychique où le sujet cherche à éviter la castration symbolique, la nécessaire acceptation de sa propre responsabilité face au réel. Il demeure en quelque sorte dans l'attente d'un Autre bienveillant qui pourrait le soustraire aux exigences du monde adulte, perpétuant une position infantile marquée par l'aliénation au désir de cet Autre. L'analyse de cette situation clinique ouvre des voies de réflexion essentielles sur le rapport complexe du sujet au travail, à l'autorité et à la difficile confrontation avec le réel.
Le mot bienveillant ouvre ici un regard lucide, sur le fait que personne ne peut savoir ce qui est bien. Parfois, pour ne pas dire souvent, le bien est loin d’être ce qui est bon pour le sujet. Être bienveillant avec son enfant et éviter qu’il souffre n’est pas forcément lui offrir l’opportunité d’être heureux, dans sa vie d’adulte, parce qu’il n’a pas appris à se confronter au monde.
FAQ : Comprendre l’arrêt de travail avec Lacan
Pourquoi certaines personnes ont recours à l’arrêt de travail dès la moindre difficulté ?
Dans une perspective psychanalytique, il peut s’agir d’un mécanisme de défense face au réel. L’arrêt devient alors une manière de se soustraire à une contrainte vécue comme insurmontable, en mobilisant une figure d’autorité substitutive (le médecin) à la place du parent protecteur de l’enfance.
Quel lien entre arrêt de travail et régression infantile ?
L’arrêt de travail peut réactiver une position infantile où le parent protégeait l’enfant des obligations (comme l’école). L’adulte demande alors à l’Autre (le médecin) de lui accorder un “mot d’absence”, prolongeant ce rapport protecteur.
Est-ce que demander un arrêt est pathologique ?
Non, pas nécessairement. Ce n’est pas le recours à l’arrêt qui est en soi problématique, mais la manière dont il s’inscrit dans l’économie psychique du sujet. Tout dépend de la place qu’il occupe dans le rapport au travail, au réel et au désir.
Que dit Lacan sur la dépression et l’arrêt ?
Lacan ne parle pas directement d’“arrêt de travail”, mais il éclaire le retrait dépressif comme une tentative de se protéger d’un réel non symbolisable. L’arrêt, dans ce cadre, peut maintenir le sujet dans une économie infantile de dépendance à l’Autre.
Bibliographie
· Adam, J. (2011). De l’inquiétante étrangeté chez Freud et chez Lacan. Champ lacanien, 10 (2), 195-210. doi : 10.3917/chla.010.0195.
· Chaboudez, G. (2002) . L'auto-érotisme de la jouissance phallique. Essaim, no10(2), 35-48. https://doi.org/10.3917/ess.010.0035.
· Chaboudez, G. (2022) . Sexuation, sublimation. Figures de la psychanalyse, n° 43(1), 63-76. https://doi.org/10.3917/fp.043.0063.
· Chaboudez, G. (2007) . Le temps logique de l'adolescence. Adolescence, T. 25 n°2(2), 373-383. https://doi.org/10.3917/ado.060.0373.
· Chaboudez, G. (2008) . La réalité sexuelle. Che vuoi ? N° 29(1), 95-109. https://doi.org/10.3917/chev.029.0095.
· Chaboudez, G. (2017) . La traversée du masculin. La clinique lacanienne, n° 29(1), 31-48. https://doi.org/10.3917/cla.029.0031.
· Chaboudez, G. (2017) . Séparation du sexe et de l’amour. Tiers, N° 20(2), 93-105. https://shs.cairn.info/revue-tiers-2017-2-page-93?lang=fr.
· Cléro, J.-P. (2008) « dictionnaire Lacan », Ellipses
· Cléro, J. (2003). Concepts lacaniens. Cités, 16 (4), 145-158. doi : 10.3917/cite.016.0145.
· Cottet, S. (1987) « je pense où je ne suis pas, je suis où je ne pense pas », bordas, p.13-29
· Dor, J. (2002) « introduction à la lecture de Lacan », DENOEL
· Freud S. (1900), L’interprétation des rêves, Presses Universitaires de France, 1999
· Freud S. (1907), Le délire et les rêves dans la Gradiva de W.Jensen, Gallimard, folio essais, Paris, 1986.
· Freud S. « Le moi et le ça ». In : Œuvres complètes, psychanalyse XVI : 1921-1923 (1923b). Paris : PUF, 1991, p. 255-301 (traduction française C. Baliteau, A. Bloch, J.-M. Rondeau).
· FREUD, S. (1925). « La négation », dans Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1998.
· FREUD S. (1985) : L’inquiétante étrangeté et autres textes. Gallimard, coll. Folio Bilingue, Paris.
· FREUD S, « Au-delà du principe de plaisir » (1920), dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 104.
· LACAN, J. (1966), « Écrits », Paris, Seuil :
LACAN, J., Le Séminaire II, « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse », Paris, Seuil, 1978.
· LACAN, J. (19..). Le Séminaire – Livre IV
· LACAN, J. (19). Le séminaire – Livre V : les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 2004.
· LACAN, J. Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004
· LACAN, J. (1964). Le Séminaire – Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973.
· LACAN, J. (1979). « Le mythe individuel du névrosé », Revue Ornicar ? n° 17/18, Paris.
· Leger, C. (1987) « Quel est donc cet autre auquel je suis plus attaché qu’à moi ? », bordas, p 31-58
· Marin, D. (2019). De la littérature à la lettre de l’inconscient. L'en-je lacanien, 32(1), 37-58. doi:10.3917/enje.032.0037.
· Menès, M. (2014). « ... le tissu même de l'inconscient ». L'en-je lacanien, 22(1), 17-24. doi:10.3917/enje.022.0017.
· Miller, J.-A. (1966). « La suture (éléments de la logique du signifiant) », Cahiers pour l’analyse, Cercle d’épistémologie de l’École normale supérieure, vol. 1-2, janvier-février et mars-avril 1966.
· Philippe, J. (1990) Pour lire Jacques Lacan, Le retour à Freud, Paris, epel.
· Poli, M. (2005). Le concept d’aliénation en psychanalyse. Figures de la psychanalyse, no 12 (2), 45-68. doi : 10.3917/fp.012.0045.
· SOLER, C. 2009. Lacan, L’inconscient réinventé, Paris, PUF.
· Toffin, G. (2017). La fabrique de l’imaginaire. L'Homme, 221(1), 167-190. https://www.cairn.info/revue-l-homme-2017-1-page-167.htm.
Comments