"Allo Maman Bobo" : La Persistance de l'Autre Tout-Puissant Face à l'Inéluctable Changement - Article 2 grand Autre barré
- Patrick MARTIN
- 22 oct.
- 6 min de lecture
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Introduction : Quand l'Adulte Malade Retrouve l'Enfant Apeuré

L'expression populaire « allo maman bobo » résonne avec une familiarité troublante. Même à l'âge adulte, face à la fragilité de la maladie, un réflexe archaïque peut nous saisir : celui de chercher réconfort et conseil auprès de nos parents, figures premières d'autorité et de soin. Madame É., une femme active et indépendante dans la quarantaine, en a récemment fait l'expérience. Un simple état grippal l'a vue instinctivement composer le numéro de sa mère. Cette action, banale en apparence, a cependant éveillé en elle une réflexion profonde sur la persistance d'un lien, d'une attente à l'égard de sa mère, comme si celle-ci détenait encore un savoir secret sur son corps et la manière de le guérir. Cette expérience met en lumière une tension fondamentale : alors que la raison nous enseigne l'impermanence de toute chose et la finitude de l'existence, une part de nous semble parfois s'accrocher à l'illusion d'un Autre tout-puissant, capable de conjurer l'angoisse face à la maladie et à la mort.
Ce recours instinctif à la figure parentale en cas de vulnérabilité interroge la question du grand Autre barré (A). Si intellectuellement nous pouvons admettre les limites de cet Autre, notamment son incapacité à nous soustraire aux lois de la biologie et de la mortalité, une dimension imaginaire semble persister, où l'Autre est encore investi d'un savoir et d'un pouvoir absolus, notamment en matière de soin et de protection contre le mal.
"Si mes parents meurent, c'est la fin du monde" : L'Illusion d'un Pilier Immuable
L'affirmation entendue parfois, « si mes parents meurent, c'est la fin du monde », exprime cette croyance en un pilier de l'existence qui serait fondamentalement immuable et dont la disparition entraînerait un effondrement total. Cette vision témoigne d'une difficulté à intégrer la castration de l'Autre, à accepter que même les figures les plus importantes de notre vie sont soumises à la loi de la finitude. La vie est une progression, un cheminement vers la mort, si l’on retire ce mouvement de progression alors l’on peut imaginer que l’on « tombe malade ou raide mort ». En réalité personne ne tombe, même la maladie est un processus. Cela révèle une tentative de nier l'impermanence inhérente à toute existence, de figer dans l'imaginaire une figure de protection et de savoir absolu.
Dans la perspective lacanienne, cette réaction peut s'interpréter comme une résistance à la pleine reconnaissance de l'Autre barré. L'enfant, dans sa dépendance originelle, investit ses parents d'une toute-puissance imaginaire. Même si l'expérience et la confrontation aux limites parentales entament cette illusion, une trace de cet Autre idéalisé peut persister à l'âge adulte, se réactivant notamment dans les moments de fragilité et d'angoisse.
"Allo Maman Bobo" : La Régression Face à l'Angoisse et la Quête d'un Savoir Perdu

Le réflexe de Madame É. d'appeler sa mère lorsqu'elle est malade illustre cette régression face à la vulnérabilité. Dans cet instant, l'adulte autonome retrouve l'enfant apeuré qui se tourne vers la figure maternelle comme source de réconfort et de savoir, à cet endroit-là elle n’a jamais appris pour elle-même a reconnaitre ce qui lui arrivait. Ce mouvement ne signifie pas nécessairement une absence totale de reconnaissance de la castration de l'Autre, mais plutôt la prégnance d'une dimension imaginaire où la mère est encore investie d'un savoir sur son corps, sur la nature de son mal et sur les moyens de le guérir.
Ce qui échappe à Madame É. (et à beaucoup d'autres dans cette situation) est que, à moins d'être médecin, sa mère ne détient pas un savoir médical infaillible (d’ailleurs même celui du médecin ne l’est pas). Le pouvoir de diagnostiquer et de soigner relève d'une autre sphère, d'un autre Autre, celui de la science et de la médecine. Le recours à la mère dans ce contexte relève davantage d'une quête de réassurance affective, d'une tentative de retrouver la sécurité d'une relation où l'Autre était supposé détenir les réponses et le pouvoir de résoudre les problèmes. Le pouvoir de résorber l’angoisse de castration ou de mort, d’arrêter voire de contrôler la progression.
La Perspective Occidentale et la Dénégation du Processus
Dans de nombreuses cultures, notamment en Asie et plus précisément en Chine, la maladie et la mort sont davantage envisagées comme des processus naturels, des étapes inhérentes à l'existence. L'approche occidentale tend parfois à médicaliser et à externaliser la maladie, à la considérer comme une intrusion étrangère plutôt qu'une partie intégrante du cycle de la vie. Cette attitude peut renforcer l'idée d'un Autre (le médecin, la science) détenteur d'un savoir capable de maîtriser et d'éradiquer la maladie (Dieu), perpétuant ainsi une forme de dénégation de l'impermanence.
L'idée que « si c'est un processus alors c'est un apprentissage » ouvre une perspective intéressante. Si la maladie et la mort, sont envisagées comme des étapes, elles peuvent être l'occasion d'une prise de conscience de notre propre finitude et de l'impermanence de toute chose. S'accrocher à l'illusion d'un Autre tout-puissant qui pourrait nous soustraire à ces processus naturels entrave cette forme d'apprentissage et de confrontation avec la réalité de notre condition.
Conclusion : Apprendre à Vivre avec un Autre Barré et l'Inéluctable Changement

L'expérience de Madame É. et la résonance de l'expression « allo maman bobo » nous rappellent la difficulté de déloger complètement l'image d'un Autre tout-puissant, même lorsque la raison nous éclaire sur sa castration. La reconnaissance intellectuelle de l'impermanence et de la finitude n'annule pas nécessairement les réflexes affectifs et les attentes inconscientes héritées de notre enfance.
Le chemin vers une plus pleine acceptation de l'Autre barré implique de prendre conscience de ces mécanismes de régression et de comprendre que le savoir et le pouvoir de faire face à la maladie et à la mort ne résident pas dans un Autre externe idéalisé, mais dans notre propre capacité à appréhender les processus de la vie, à accepter l'inévitable changement et à construire notre propre rapport à la vulnérabilité et à la finitude. « Il n'y a rien d'immuable » n'est pas seulement un constat intellectuel, mais une vérité existentielle dont l'intégration progressive nous affranchit de l'illusion d'une protection absolue et nous engage sur la voie d'une plus grande autonomie face aux aléas de l'existence. « Ce n’est jamais une question d’avoir mais toujours une question d’être… » à méditer
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