La Jouissance de l'Autre : Un Concept Clé de la Psychanalyse Lacanienne - version complexe
- Patrick MARTIN
- il y a 2 jours
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La jouissance de l'Autre est un concept fondamental et complexe de la théorie lacanienne. Pour bien la comprendre, il est essentiel de la distinguer de la jouissance du sujet et de l'inscrire dans le cadre de la structure : Réel, Symbolique, Imaginaire.
Un enfant peut fantasmer la jouissance de sa mère comme un pouvoir illimité, une capacité à tout savoir et à tout contrôler.
Dans les premiers temps de sa vie, le nourrisson est dans une dépendance radicale à sa mère (ou à la figure primaire de soin, faisons simple). Cette figure apparaît comme toute-puissante, capable de satisfaire tous ses besoins, de calmer ses angoisses, de décrypter ses moindres signaux. Pour l'enfant, cette mère (c’est un raccourci symbolique aujourd’hui il faudrait dire parent, la mère n’en reste pas moins le premier être a pouvoir nourrir l’enfant en l’allaitant) est l'Autre primordial, le lieu où tous les besoins trouvent réponse, le garant d'un certain ordre et d'une forme de complétude.
Dans son imaginaire, la jouissance de cette mère peut être fantasmée comme illimitée. L'enfant l'observe agir, prendre des décisions, sembler tout savoir sur ce qui est bon ou mauvais, sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Il peut se construire une image d'une mère qui n'est soumise à aucune limite, qui possède un savoir absolu sur le monde et sur lui-même. Cette fantaisie d'une mère toute-puissante est une tentative de donner un sens à sa propre dépendance et à l'énigme du désir de cet Autre primordial : « Que veut-elle de moi ? Qu'est-ce qui la satisfait ? »
Par exemple, un enfant peut interpréter le silence de sa mère comme une forme de savoir cacher, une connaissance qu'il n'a pas encore acquise. Ses interventions peuvent être perçues comme des manifestations d'un pouvoir de décision sans appel. S'il pleure et que sa mère sait immédiatement ce dont il a besoin, cela renforce l'image d'une capacité à tout savoir. S'il désobéit et que sa mère semble anticiper ses actions, cela peut alimenter la fantaisie d'un contrôle total (voir article « allo maman ici bobo »).

Cette construction imaginaire de la jouissance illimitée de la mère a des conséquences pour le développement psychique de l'enfant. Il peut chercher à s'identifier à cette puissance fantasmée, à devenir lui aussi celui qui sait et qui contrôle. Inversement, il peut se sentir impuissant face à cet Autre perçu comme invincible. La confrontation progressive avec les limites de la mère, avec son propre manque et son propre désir distinct de celui de l'enfant, est une étape cruciale dans le processus de séparation et de subjectivation.
La psychanalyse explore comment ces premières fantaisies de la jouissance de l'Autre primordial continuent d'influencer les relations et les attentes du sujet à l'âge adulte, notamment dans ses relations amoureuses ou avec des figures d'autorité. La désillusion progressive face à l'Autre (qui se révèle barré, A voir article Grand Autre barré) est un enjeu fondamental de la cure.
Distinction de la Jouissance du Sujet :
La jouissance du sujet, dans la perspective lacanienne, est toujours partielle, phallique (liée à l'organe et à sa perte symbolique dans la castration, donc nous avons besoin du sexe opposé), et limitée par la loi symbolique. Elle est ce que le sujet peut atteindre à travers ses symptômes, ses fantasmes, et ses identifications.
La jouissance de l'Autre, en revanche, est envisagée comme une jouissance absolue, hors-norme, non régulée par le symbolique, et potentiellement énigmatique voire terrifiante pour le sujet (en d’autres termes, il ne lui manquerait rien).
L'Autre comme Lieu de la Loi et du Manque :
Dans la théorie lacanienne, l'Autre (avec un grand A) est le lieu du langage, de la loi symbolique, et du trésor des signifiants. C'est aussi le lieu où le sujet situe son propre manque et où il adresse sa demande. L'Autre est supposé détenir le savoir sur le désir du sujet ("Che vuoi ?").
La Jouissance de l'Autre : Un Excès Hors Sens ?
La jouissance de l'Autre se situe au-delà de ce qui est symbolisable et de ce qui a du sens pour le sujet. Elle apparaît comme un excès, un reste qui échappe à la castration symbolique et aux limitations imposées par le phallus.
Voici quelques aspects essentiels de la jouissance de l'Autre :
Non-Phallique : Contrairement à la jouissance du sujet, la jouissance de l'Autre n'est pas centrée sur l'organe phallique et sa perte symbolique. Elle est d'un autre ordre, souvent imaginée comme plus massive, plus indifférenciée.
Hors-Loi : La jouissance de l'Autre n'est pas soumise aux règles et aux interdictions du symbolique (dieu). Elle apparaît comme une force brute, potentiellement destructrice si elle n'est pas contenue ou symbolisée d'une manière ou d'une autre.
Énigmatique et Angoissante : Pour le sujet, la jouissance de l'Autre est fondamentalement énigmatique. Il ne sait pas en quoi elle consiste réellement. Cette ignorance peut être source d'angoisse, car elle remet en question les limites et les repères symboliques du sujet.
Le Désir de l'Autre : La question du désir de l'Autre (« Que veut l'Autre ? ») est intimement liée à sa jouissance. Le sujet cherche à déchiffrer ce qui pourrait satisfaire cet Autre énigmatique, souvent dans l'espoir d'obtenir son amour ou sa reconnaissance.
Le Réel de l'Autre : La jouissance de l'Autre est souvent associée à la dimension du Réel lacanien – ce qui résiste à la symbolisation, ce qui est traumatique, ce qui « cloche », ce qui fait énigme. Elle est ce point dur, cet excès qui ne peut pas être complètement intégré dans l'ordre symbolique ou imaginaire.
Différentes Figures de l'Autre : L'Autre peut prendre différentes figures : l'Autre primordial (la mère), l'Autre du langage, l'Autre social, etc. La jouissance attribuée à chacune de ces figures peut varier dans l'imaginaire du sujet. Par exemple, la jouissance de la mère peut être fantasmée comme un « tout » englobant (elle me guérit de toutes les maladie), potentiellement étouffant, tandis que la jouissance d'une instance sociale peut être perçue comme une exigence normative implacable (respecter les lois comme s’arrêter au feu rouge sous peine d’une amande).
L'Enjeu pour le Sujet :

L'enjeu pour le sujet n'est pas d'atteindre la jouissance de l'Autre (ce qui est impossible par définition), mais plutôt de composer avec son énigme, de trouver des modalités subjectives pour la limiter, la symboliser, ou s'en défendre, par exemple :comment dire stop ! Les symptômes, les fantasmes, et les identifications sont autant de tentatives de réponse à cette énigme de la jouissance de l'Autre.
Exemples pour Illustrer :
Un enfant peut fantasmer la jouissance de sa mère comme un pouvoir illimité, une capacité à tout savoir et à tout contrôler.
Un sujet névrotique peut être hanté par la question de ce qui pourrait satisfaire le désir de son partenaire, imaginant une jouissance obscure et potentiellement menaçante.
Dans les psychoses, la jouissance de l'Autre peut envahir le sujet de manière massive et désorganisatrice, sans aucun barrage symbolique.
En résumé, la jouissance de l'Autre est :
Une jouissance absolue, non limitée par la castration.
Hors-norme et non régulée par le symbolique.
Énigmatique, potentiellement angoissante pour le sujet.
Liée au désir de l'Autre et à la dimension du Réel.
Ce avec quoi le sujet doit composer sans pouvoir jamais l'atteindre.
Comprendre la jouissance de l'Autre est crucial pour saisir la dynamique psychique du sujet, ses angoisses, ses défenses, et la structure de son désir.
FAQ
Qu’est-ce que la jouissance de l’Autre ?
Réponse :
C’est une forme de plaisir propre à l’Autre, qui nous échappe. C’est le mystère du désir de l’autre personne, de ce qui la fait vibrer, en dehors de nous.
Pourquoi ce plaisir de l’Autre nous fascine-t-il tant ?
Est-ce qu’on peut vraiment comprendre ce qui fait plaisir à l’Autre ?
En quoi cela concerne ma vie quotidienne ?
Que faire de cette énigme ?
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